• Conseils de Fantasio aux journalistes.

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    Dans la petite gazette ajaccienne « La trique [1]» qui était éditée quelques temps dans la deuxième moitié du 19ème siècle, nous avons relevé un article datant du 13 septembre 1868. Il est écrit par un certain Fantasio à l’attention de « M. Anatole, X***, rédacteur du « Vautour chinois ». Le texte est intitulé «  Conseils à un futur journaliste ». Il s’agit bien entendu de conseils humoristiques qui tournaient en dérision son destinataire et mettaient déjà l’accent sur les méfaits de l’arrivisme et de la compromission dans un métier qui, par ambition et arrivisme, n’est souvent pas exercé comme il devrait l’être.

    Notre journaliste corse a pris le pseudo de Fantasio, personnage d’une comédie en deux actes d’Alfred de Musset publiée en 1833 mais créée seulement en 1866 après la mort de l'auteur.Il ne s’agit donc pas du personnage de B.D, journaliste inventé par Jean Doisy et que l’on retrouve en 1942 chez Spirou. Le Fantasio de Musset est cynique, blasé, révolté mais cherche au plus profond de lui, c'est une grande pensée, une grande action à accomplir. Un de ses amis lui dit : « Fais-toi journaliste ou homme de lettres… c’est encore le plus efficace moyen de désopiler la misanthropie et d’inciter l’imagination… »

    Voici le pamphlet inspiré librement par la comédie de Musset à la sauce de notre Fantasio, journaliste insulaire…

       Tu veux absolument, jeune Anatole, te faire journaliste. Tu as bien raison. Ton style est lourd, pâteux, prétentieux ; tu ne connais ni histoire, ni littérature, ni orthographe ; fais-toi journaliste, Anatole. Mais d’abord écoute les conseils de l’amitié et retiens-les.

        Sois convaincu, dès aujourd’hui, que tu es le plus grand, le plus beau, le plus fort, le premier ; Demain tu seras persuadé que tu es le seul. Cette conviction est indispensable à ton avenir. Pas d’études ! Reste enfant de nature ; abandonne-toi à ton inspiration. Lis peu ou point. La lecture enfante l’incertitude et l’hésitation. Une armoire à glace est préférable à une bibliothèque.

       Il est entendu que tu es apte à traiter toutes les questions ; ton esprit fécond ne sera pas embarrassé ; tu parleras indifféremment politique ou littérature. Ta plume de Tolède écrira aujourd’hui un grave article politique où tu débattras des destinées de l’Europe, demain elle écrira, passant à un genre plus léger, un courrier des Eaux, où s’étalera à son aise l’esprit des autres.

      Je t’ai conseillé, tout à l’heure, de lire le moins possible ; je fais une exception pour les journaux. Au Cercle ou au café, empare-toi le premier des feuilles politiques, et quand tu découvriras une phrase bien ronflante, une phrase à effet, grave-la dans ta mémoire – un jour ou l’autre tu en trouveras le placement.

      N’hésite pas à démarquer le linge des autres. Ne te gêne pas. Anatole, songe que tu ferais aussi bien qu’eux, si tu avais le temps. Il y en aura qui te critiqueront. Laisse la jalousie ronger son frein ; les attaques de ces béotiens feront ta force.

      En public, parle haut ; et pour me servir d’une expression vulgaire que tu me pardonneras, tiens toujours le crachoir. Qu’aucune question ne t’arrête ; fais souvent revenir dans tes discours les mots de liberté, suffrage universel ; ne t’en sers pas trop, pourtant, des immortels principes, c’est usé.

      N’oublie pas de redire fréquemment que tu as fait une étude spéciale des œuvres de P.L Courier [2]; en parlant de cet écrivain que tu n’as jamais lu, appelle-le le narquois vigneron. Cela produira de l’effet.

     Souris à quand on viendra à prononcer devant toi le nom de Dumas[3], Augier, Girardin ou de tout autre écrivain connu. Parles-en comme si tu avais vécu dans leur intimité. Dis qu’à Paris Dumas te tutoyait, que Girardin te serrait la main, qu’Emile Ollivier t’a souvent écrit ; n’évite jamais l’occasion de montrer les lettres de ce député. Cela imposera aux multitudes.

     Ne te prodigue pas à tout le monde, Anatole. Comme tu es appelé à défendre un jour la veuve et l’orphelin, fréquente à d’autres messieurs les avocats. Avec eux tu pourras faire de l’opposition ; tu seras doc-soc, réac, ce que tu voudras. Ils se moqueront de toi, mais comme tu es un de ceux dont parle l’Evangile, tu ne t’en apercevras pas.

     Quant au vulgaire, ne commets pas la faute de le respecter ; traite-le capricieusement, en despote, en dompteur. Dis-toi : « Heureux public, il me voit, il me lit, il m’admire ; est-il bien digne de son bonheur ? » Fais quelque chose cependant pour les femmes, Anatole ; au jour d’aujourd’hui, c’est par elles que l’on arrive. De temps en temps un compliment aux blondes du Cap ou la brune d’Ajaccio, ce n’est pas très exigeant. Et justement parce que tu es grand, sois bon, Anatole. Dieu t’en sera gré.

     Que les lauriers de Belmontet[4] de ta ville natale ne t’empêchent pas de dormir ; la poésie et la prose sont sœurs. Et puis signe que le fardeau de la gloire est lourd à porter et il te sera doux de le partager avec ton digne émule, et nouveaux frères siamois. Vous marcherez unis, le front couronné de roses.

     Suis ces conseils, ô jeune Anatole, et tu verras venir à toi la célébrité, la fortune, la considération. Et, après avoir fait l’étonnement de ta famille, tu seras un jour la gloire de ton département. Et tu parviendras de succès en succès à un âge extraordinaire. Et tu dureras autant qu’un corbeau, qu’un préjugé, qu’une momie égyptienne. Tu dureras ô Anatole.

    Fantasio.

    Ce journaliste corse écrivait au 19ème siècle connaissait la vie culturelle parisienne et citait plusieurs auteurs célèbres de son époque et parmi eux des pamphlétaires caustiques comme lui. On peut dire qu’il possédait l’art de la dérision et cet humour que l’on retrouve chez quelques confrères qui, jadis, écrivaient dans des journaux insulaires : le Journal de la Corse,l'Insulaire Français, journal politique, littéraire et commercial (1833), Le Franco Corse (1848), Le Républicain (1848), L'Observateur de la Corse (1852), L'Abeille de la Corse, journal des Lettres, Sciences et Arts (1855), L'Aigle Corse, un bimensuel (1866)), La Corse au 13 Bd Paoli (1870), Le Patriote, Bd Roi Jérôme (1871), Le Petit Bastiais, 8 Bd du Palais (1876). Les journalistes satiriques corses restaient dans la moquerie et non dans l’invective buzzante et l’outrance qui sont aujourd’hui à la mode à Paris. Parfois ils s’amusaient entre eux par des joutes verbales dans la tradition du chjam’é risponde. C’est le cas de Fantasio et Anatole X car ce dernier répondit immédiatement dans Le Vautour chinois.

    Ô tempora ! Ô mores ! Autre temps, autres mœurs ! Sans doute, les conseils de « Fantasio » ont-ils été repris dans les écoles de journalisme et sont-ils trop écoutés de nos jours par ceux «dont les fronts joyeux se sont parés ensemble, De roses en couronne aux lauriers enlacées » pour reprendre deux vers pompeux du député mirliton Louis Belmontet.

    Peut-être, pensez-vous que des journalistes célèbres ont entendu et suivi ces conseils. Vous avez même des noms. Nous ne vous dirons pas les nôtres.

    Aujourd’hui, entre industrialisation, révolution numérique, restructurations par des licenciements, newsrooms, marketing éditorial, la presse a des difficultés à prendre des risques. L’information est hiérarchisée, contrôlée, contextualisée, instantanée, en continu… Le buzz a remplacé le scoop. Lorsque l’information devient davantage une question de marketing éditorial et de community management, ce sont rarement les contenus à forte plus-value qui l’emportent. Pour terminer sur le Fantasio d’Alfred Musset nous reprenons ce que le Roi dit de la politique et qui vaut pour le journalisme devenu une « toile d’araignée dans laquelle se débattent de pauvres mouches mutilées ». On s’aperçoit que le savoir-faire journalistique se perd car il ne sert plus qu’à véhiculer de la publicité et de la propagande alors que la démocratie a plus que jamais besoin de l’apport de la presse et du journalisme pour nourrir une société confrontée à une remise en cause de ses certitudes. La crise de la presse ne peut pas entraîner avec elle la mort de l’idéal journalistique.

    U cuginu di Diogène


    [1] Ce petit journal n’a rien à voir avec celui antisémite « la trique antijuive » créé sur le Continent au même siècle.

    [2] Cet helléniste, qui a fait une glorieuse carrière militaire après la révolution française, écrit et  excelle comme écrivain politique dans le pamphlet et combat avec l'arme du ridicule, dans le style le plus caustique, les mesures rétrogrades de la Restauration ; il se cache quelquefois sous le nom de Paul Louis, vigneron. Il s'en prend à la tentative cléricale de nouvel assujettissement des consciences. Il sait combien il s'expose et le dit clairement dans le Livret de Paul-Louis, vigneron: « Ce matin, me promenant dans le Palais Royal, M...ll...rd passe, et me dit : Prends garde, Paul-Louis, prends garde; les cagots te feront assassiner… » Le fait est qu’il fut assassiné.

    [3] Il peut s’agir d’Alexandre Dumas, le père ou le fils car tous les deux étaient vivants à la date de l’article 1868 mais nous pencherons pour le fils car le père meurt en 1870 et le fils s’engagea pour l’émancipation de la femme à laquelle il est fait allusion dans l’article.

    [4] Louis Belmontet, né à Montauban le 26 mars 1798 et mort à Paris le 14 octobre 1879, est un poète et homme politique français du XIXe siècle. Belmontet fut souvent raillé et parodié, notamment par le jeune Arthur Rimbaud, en raison de son style emphatique et de ses métaphores quelquefois saugrenues. Fantasio fait références aussi aux poèmes de Belmontet à qui, selon Zola, les députés auraient délivré le prix du mirliton d’honneur. Il est probable qu’il pense à une Ode « Le souper d’Augustes »  lue dans un recueil intitulé « De l’Académie des jeux floraux » (1828) qui, après une citation de Tacite, débute ainsi : « Quels sont-ils les Romains que ce festin rassemble, Qui, sur un lit de pourpre, en cercle sont placés, Et dont les fronts joyeux se sont parés ensemble, De roses en couronne aux lauriers enlacés »

     

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