• De commérages en historiettes…

    De puttaghju en Stalbatoghji , le tragulinu Grosso Minutu

     

    Nous avons ouvert une petite rubrique « Puttachju », un mot corse qui est expliqué dans  un extrait de la revue ethnologique « Terrain » :

    […/…]" u puttachju ", le commérage ; activité prétendument féminine, mais à laquelle les hommes s'adonnent aussi abondamment. Comment l'interpréter ? Le " puttachju " est doublement inséparable du secret. D'abord parce que, comme tout commérage, toute rumeur, l'auteur du " putachju " avance masqué : on le soupçonne mais on ne peut pas le confondre. D'autre part dans une société où l'interconnaissance se combine avec le secret, ce qui est su n'est jamais su qu'en partie, le secret accompagne tous les actes, et l'opposition que nous notions en commençant entre la " casa " et la " piazza " empêche le " putachju " d'être jamais un savoir vrai ; il est condamné à rester dans le domaine de l'opinion, du soupçon, de l'interprétation, de l'affabulation. Sa particularité consiste donc dans le fait de souligner, de grossir, de construire, à partir de ce qui est entrevu, un discours plus ou moins cohérent, fait de sous-entendus ; un discours qui déforme ce qu'il évoque, invente ce qu'il ne sait pas, bricole une parole qui n'est ni vraie ni fausse. C'est un travail sur le sens construit sur un texte tronqué. Le " puttachjone ", celui qui répand les " puttachj ", cherche sans cesse à percer le secret des maisons ; il dit le faux pour savoir le vrai ; il dit même parfois le vrai pour faire admettre le faux. Il excelle à interroger les enfants sur ce qui se fait et se dit le soir, autour de la table familiale, et en particulier sur ce qu'on mange, bon indice des misères ou des bonnes fortunes que l'on voudrait cacher. C'est pourquoi on enseigne aux enfants à répondre à ses sollicitations insidieuses par une attitude qui est le pendant exact du " puttachju " : la " spaccata ", la parade, la rodomontade ; le mot vient du verbe " spaccà ", fendre : le " spaccone " est celui qui " spacca i monti ", fend les montagnes. La " spaccata " s'annonce donc comme une parole fausse, si ouvertement fausse qu'elle remet l'interlocuteur à sa place : si on te demande ce que nous avons mangé hier soir réponds : Pane e pernice, affari di casa un si ne dice (du pain et des perdrix, affaires de maison on ne les dit). Dans une société où les mets les plus courants sont la " pulenta2 ", la soupe ou, au mieux un ragoût de légumes et de lard, tout le monde sait bien que personne ne mange du pain et des perdrix ; le pain et les perdrix sont mets de riches ou exceptionnels. De même, en politique, la " spaccata " consiste à dire bien haut que l'on va vaincre, que l'ennemi est perdu, alors que rien ne permet de l'affirmer ; ceux qui savent qu'ils vont gagner, en général se taisent, non par modestie mais pour rendre plus éclatant encore leur triomphe. Ainsi " puttachju " et " spaccata " s'affirment comme des attitudes et des pratiques qui, en s'opposant, érigent, l'une par défaut, l'autre par excès, un espace, ou mieux, un mouvement de " publicisation " qui traverse l'univers social. »

    Texte intégral à l’adresse  ci-dessous:

    http://terrain.revues.org/document2981.html#tocto3

     On ne se méfie jamais assez des mots, selon Louis-Ferdinand Céline… L’importance des mots! Les mots censurés, les mots scandés, les mots chuchotés, les mots croisés, les mots qui tuent et les mots qui sauvent. L’esprit des mots et les mots d’esprit.  C’est l’occasion de rendre hommage à Pierre-Jean Ficoni, dit « Grossu Minutu ».

     grosso1

    Grossu Minutu ( Gros Maigre) est le surnom d’un personnage devenu légendaire en Corse par ses jeux de mots et ses réparties humoristiques. Sa verve est entrée dans le Panthéon de la culture orale corse. Il paraît qu’il faisait rire même les ânes.

    Grossu Minutu était un blagueur, mais aussi l’ami, le confident et le conseilleur de Pascal Paoli. Prénommé Pietru Giovannu (Pierre-Jean), il était un homme qui, durant son époque, n'a suscité d'autres écrits que ceux des registres paroissiaux dépositaires alors de l'état civil. Pourtant sa parole lui a survécu dans une société corse dont la culture est restée longtemps orale. Grossu Minutu fait partie de l’histoire et de la  culture corse comme d’autres illustres mal connus Circinellu ou Pozzo di Borgo par exemple. « Notre histoire est riche de personnages héroïques… Nous pouvons puiser dans nos propres mythes pour enrichir notre propre imaginaire. Connaître son histoire et sa culture sont des préalables à l’échange avec les autres » déclarait Maga Ettori qui, avec Patrice Bernardini,  a intégré les chansons de Grossu Minutu dans son spectacle musical sur la révolution corse créé pour le bicentenaire de la mort de Pascal Paoli au Palais des sports de Levallois-Perret du 13 au 15 décembre 2007. Pour Maître Sixte Ugolini, ancien bâtonnier du Barreau de Marseille et auteur de plusieurs ouvrages dont Macagne è detti di i paesi corsi, la Corse est autant le pays de Grossu Minutu que celui de Paoli ou Napoléon. 

    Piétru Giovannu Ficoni est né en 1715, sous de mauvais hospices. C’est une année de disette due aux mauvaises récoltes. Ses parents ont des revers de fortune et se retrouvent dans la misère.  A la mort de son père, il est encore au berceau. Fils unique, il est élevé par sa mère dans les difficultés. Il est de santé fragile. Sa mère meurt lorsqu’il a commencé sa scolarité. Orphelin à douze ans et sans aide, il sombre dans une profonde mélancolie.Tout est contre lui, même son aspect physique, qui l'expose aux vexations. Chétif et souffreteux, il est d’abord surnommé Minutu. C’est son incroyable force de caractère qui l’aidera à surmonter sa condition. Il est courageux et ce sont les mots qui deviendront ses armes pour se défendre.  Ne pouvant éviter le malheur, il prend le parti d’en rire. C’est sans doute pour lui aussi une façon de conjurer le sort et de ne pas devenir un irascible.

    Adulte, ce tragulinu (marchand ambulant)  voyageait de village en village avec son âne, chargé de modestes marchandises qu'il vendait tant bien que mal. Sa causticité fit de lui l'objet d'un perpétuel défi, et partout on l'attaquait. Les rapports avec ses semblables étaient, mais en apparence seulement, une suite de traits d'esprits et d'injures. Jules Renard aurait dit que cet humoriste était un homme de «bonne mauvaise humeur ». Le même esprit corrosif se manifeste dans le chjam’é rispondi, joute oratoire improvisée sur le défi et le verbe. Les participants entrent dans une provocation par jeux de bons mots,  métaphores et insinuations subtiles en évitant le mépris, l’arrogance et toute atteinte à l’honneur de l’adversaire.

    D’abord maigre, il a pris avec l’âge de l'embonpoint, ce qui contraste avec sa légendaire maigreur. Cet embonpoint va, bien sûr, lui valoir quelques moqueries supplémentaires. Au premier sobriquet de Minutu (maigre), vient s'ajouter celui de Grossu (gros).... A l'âge de 86 ans, à la suite d'une longue maladie, il s'éteint à Perelli-di-Alesani. Jusqu’à sa mort, il n'aura jamais cessé de manifester son bel esprit, car avant de rendre son âme à Dieu, il aurait adressé un dernier bon mot à la mort.

    Avec ses stalbatoghji  (histoires et anecdotes plaisantes), sa notoriété n'a jamais dépassé les frontières de l'île, sauf racontées en français par l’humoriste Christian Mery qui les a même enregistrées sur disque vinyle.  En Corse, il n’est pas encore oublié. Le groupe Canta u Populu Corsu, chante  Al povera di Grossu Minutu, une historiette amusante adroitement mise en scène et désopilante  dans le 33tours intitulé Festa zitellina.  Quelques ouvrages lui ont été consacrés. La revue ethnologique « Terrain » s’est arrêtée  sur ce personnage corse emblématique..

    Extraits de la revue ethnologique « Terrain » :

    « Le théâtre de ses aventures, c'est  les villages et quelquefois la ville (au 18ème siècle il n'en est qu'une, c'est Bastia) où ses affaires l'amenaient à se rendre ; dormant chez l'habitant, ou dans des auberges de villages, liant amitié et commerce avec tous. D'abord partisan et client de la grande famille noble des Matra, adversaires de Paoli, il reconnut vite le rôle historique du " Père de la Patrie " et se rangea à ses côtés, sans jamais abdiquer son franc-parler et sa verve caustique. On pourrait presque dire qu'en passant de la mouvance des Matra à celle de Paoli, il opère la transformation d'un statut de client en celui de citoyen : presque, car nous savons que Pascal Paoli devait, pour tenir tête aux féodaux et grands notables contre lesquels il se battait, user des mêmes armes qu'eux et en particulier regrouper autour de lui un parti comme les autres. Mais précisément, par son indépendance, Grossu Minutu est, à cet égard, en avance sur le général de la Nation corse. Ainsi, il incarne un personnage à la fois marginal et représentatif de ce petit peuple des campagnes corses qui, de 1729 à 1769, fait et vit ce qu'il est convenu d'appeler les Révolutions de Corse. 

    […/…]Grossu Minutu démasque par ses saillies, l'hypocrisie, le ridicule, voire l'odieux des comportements de ses compatriotes. Un de ses moyens favoris consiste à traiter ses interlocuteurs comme s'ils étaient des animaux ; un jour, un groupe de personnes, pour se moquer de lui, le compare à Esope ; Minutu ne se démonte pas : " Je fais mieux que lui, dit-il ; il faisait parler les bêtes, moi, en plus, je les fais rire. " Grossu Minutu est souvent présenté, dans les saynètes dont il est le héros, comme quelqu'un que les autres forcent à parler en l'accablant de lazzi et en le provoquant, pour le simple plaisir de l'entendre. A ces incitations à parler " pour rire ", c'est-à-dire pour ne rien dire d'essentiel, Grossu Minutu répond, on l'a vu, en renvoyant à ses interlocuteurs une image d'eux-mêmes qui est celle d'animaux. Ainsi, par exemple, à quelqu'un qui pour le vexer lui faisait remarquer que, pour un homme d'esprit comme lui, il avait les oreilles plutôt longues, il réplique : " Et toi, pour un âne*( voir dans les notes), je trouve que les tiennes sont trop courtes " ; ou bien encore, dans une procession, quelqu'un qui marche derrière lui, lui dit pour l'humilier : " Il paraît, Grossu Minutu que tu es toujours avec les porcs " ; et lui de répondre : " Eh oui, tantôt devant, tantôt derrière ; en ce moment je suis devant. " Ainsi, Grossu Minutu disqualifie dans leur prétention à être paroles humaines les " putachj ", plaisanteries et vexations qui font le commerce quotidien des hommes entre eux ; ce faisant il libère, en quelque sorte, une place pour une parole vraie, pour une relation pleine entre les hommes, parole et relations qu'il ne produit jamais lui-même positivement, se contentant par la dérision et l'inversion, de laisser à penser qu'une autre voie serait possible entre les " putachj " et les " spaccate " qui, chacune à sa manière, désagrègent le corps social. De là à penser que son rôle social s'articule profondément avec celui de Pascal Paoli, il n'y a qu'un pas que la tradition populaire a franchi depuis longtemps, mais sans l'expliciter.

    Signé: Pidone

    Sites qui parlent de Grossu Minutu:

    Grossu minutu :

    http://curagiu.com/grossuminutu.htm

    Nicolas Carlotti :

    http://antoine.allegrini.free.fr/CARLOTTI.htm

    Association Grossu Minutu corso-belge :

    http://www.grossuminutu.com/

    Google Bookmarks

    Tags Tags : , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :