• Je n'ai aucune idée sur Hitler

    karlkraus

    L’Autriche a donné Hitler et se débat encore avec ses vieux démons même si l’extrême-droite, lors de l'élection régionale en Carinthie (sud-est de l'Autriche) vient de perdre en mars dernier, au profit des sociaux-démocrates, le fief historique de son dirigeant Jörg Haider, mort en 2008.  Elle a donné aussi Karl Kraus qui est une figure illustre de la “contre-culture” viennoise du début du XXe siècle. Karl Kraus est un écrivain autrichien né le 28 avril 1874 à Jičín (aujourd'hui en République tchèque) et mort le 12 juin 1936 à Vienne, ville dans laquelle il a vécu toute sa vie. Auteur d'une œuvre monumentale qui n'est que très partiellement traduite en français, dramaturge, poète, essayiste, il a aussi et surtout été un satiriste et un pamphlétaire redouté qui dénonçait avec la plus grande virulence, dans les pages de Die Fackel, la revue qu'il avait fondée en 1899 et dont il a pendant presque quarante ans été le rédacteur à peu près exclusif, les compromissions, les dénis de justice et la corruption, et notamment la corruption de la langue en laquelle il voyait la source des plus grands maux de son époque et dont il tenait la presse pour principale responsable.

    Très critique à l’égard du journalisme conventionnel, Kraus accuse la presse de participer à l’hypocrisie générale et de se soumettre au mercantilisme, au matérialisme et au bellicisme qui envahissent la société, une prise de position particulièrement marquée à la veille de la Première Guerre mondiale. Très lus mais aussi très critiqués, les pamphlets de Karl Kraus suscitent parfois l’indignation, notamment lorsqu’il évoque avec colère l’antisémitisme tout en remettant en cause la doctrine sioniste. Démuni face à la montée d’Hitler au pouvoir, choqué par la signature de l’Anschluss, l’écrivain avait pourtant annoncé la tragédie du nazisme dans une œuvre « La troisième nuit de Walpugis » datant de 1933 et adaptée à la scène par José Lillo. L’écrit vient d’être publié dans une version scénique abrégée par les éditions Agone  sous le titre « Je n’ai aucune idée sur Hitler ». La lecture de Karl Kraus fait l’effet d’un coup de poing ; parce que, à la suite de l’annonce programmatique en forme de prétérition Je n’ai aucune idée sur Hitler, sont annoncés les prémices de l’apocalypse que déclenche le IIIe Reich. Peu traduite en France, les écrits de Karl Kraus les plus connus sont surtout deux monuments : « Les Derniers Jours de l’humanité » et « Troisième nuit de Walpurgis », deux fresques qui témoignent de la lucidité, de la tristesse et de la révolte qui animent cet auteur. La pensée de Kraus s’exprime principalement dans Die Fackel. Surnommée le “cahier rouge”, cette revue s’est imposé comme un véritable brûlot satirique.

    « Je n’ai aucune idée sur Hitler » est le pamphlet d’un satiriste à la plume corrosive. Son ironie cinglante démasque les faux-semblants et la propagande d’une presse à la solde du pouvoir en place, une propagande mensongère et abrutissante. A la presse écrasée et dominée, il oppose la littérature  qui reste la seule forme d’expression libre et visionnaire. Ses propos sont parsemés de citations glanées dans Faust de Goethe et Machbeth de Shakespeare. Souvent les bourreaux se posent en victimes et les victimes peuvent devenir des bourreaux. La volonté d’abrutissement de la population passe par la destruction des intellectuels, la désinformation et le lavage de cerveau. Malgré tous les signes avant-coureurs qui n’ont pas échappé en 1933 à l’auteur (premiers camps, destruction des commerces juifs, jeunes filles allemandes tondues parce qu’elles sortent avec des Juifs), la dictature s’installe dans les esprits d’abord…

    Pierre Deshusses écrit sur le site de l’éditeur : « Troisième nuit de Walpurgis  est le dernier grand texte de Kraus. Il l’a écrit en 1933, précisément de mai à septembre 1933, donc cinq mois après l’arrivée de Hitler au pouvoir en janvier de la même année. Et ce texte est vraiment stupéfiant. On peut dire qu’en mai 1933 Kraus a tout vu et tout compris. Je ne dirai pas qu’il a tout prévu parce que tout était déjà là dans l’actualité du moment. Mais il a su tout analyser et tout comprendre. Si je dis que c’est stupéfiant et qu’il a tout vu et tout compris, c’est qu’en 1933, quelques mois donc après l’arrivée de Hitler, Kraus parle des persécutions contre les Juifs, il parle de la ségrégation sexuelle, il parle des camps de concentration, il parle des détentions préventives, il parle de l’exil, il parle de la torture et il parle du système fasciste. C’est la première réaction que j’ai eue à la lecture de ce livre. Je me suis dit : comment pouvait-on prétendre, en 1945 ou en 1947, qu’on ne savait pas ? Kraus en 1933 savait déjà tout ».

     « Les soumissions et les conformismes ordinaires des situations ordinaires annoncent les soumissions extraordinaires des situations extraordinaires » commentait Pierre Bourdieu aux journées sur l’« Actualité de Karl Kraus », organisée en 1999 par Gerald Stieg et Jacques Bouveresse à l’Institut culturel autrichien (Paris).

    Il y a un passage à retenir dans l’intervention de Pierre Bourdieu sur des prétendues bonnes causes dont d’aucuns essaient de tirer profit. Il écrit  « c’est un signe, à mon avis, de santé morale d’être furieux contre ceux qui signent des pétitions symboliquement rentables. Kraus dénonce ce que la tradition appelle le pharisaïsme[1]. Par exemple le révolutionarisme des littérateurs opportunistes dont il montre qu’il n’est que l’équivalent du patriotisme et de l’exaltation du sentiment national d’une autre époque… »

    Extrait :Combien de temps cela va-t-il encore durer ? Devant les yeux fatigués du meurtre, devant les oreilles fatiguées de la tromperie, devant tous les sens qui ne veulent plus et sont révulsés par cette mixture de sang et de mensonge viennent encore tituber et brailler ces décrets quotidiens d’une violence de peste qui établit contre elle-même tout ce qu’il est possible d’imaginer. J’avais l’impression d’entendre ce cri : « Ne dormez plus. Macbeth assassine le sommeil ! » Un pauvre peuple lève la main droite, en signe de conjuration, vers cette mèche qui déclenche les calamités : « Combien de temps encore ? » Moins de temps que durera le souvenir de tous ceux qui ont souffert l’indescriptible ici commis : coeurs piétinés, volontés brisées, honneurs souillés, toutes ces minutes de bonheur ravies de la Création et tous ces cheveux défrisés sur la tête de ceux qui n’ont commis d’autre faute que d’être nés ! Le temps que les bons esprits d’un monde humain se raniment pour passer à l’action à l’heure des représailles…

    Comment ne pas réfléchir à notre époque qui offre bien des similitudes avec celles des années Trente ? Crise financière, montée des nationalismes et de la xénophobie… Bien des signes devraient nous alerter ! Comment expliquer la dédiabolisation de l’extrême-droite par les média ? Qui veut tirer profit des manifestations pharisiennes contre le mariage pour tous ? Qui alimente l’homophobie et toutes sortes de phobies ?

    Cet ouvrage incite le lecteur à être attentif aux signes. Les mécanismes de l’installation d’une dictature sont analysés. Stéphane Hessel nous a laissé un message avant de partir : « Indignez-vous ! » parce qu’il a lui aussi connu le nazisme. Ce livre nous dit : soyez lucide ! Révoltez-vous avant qu’il ne soit trop tard car vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas et que vous n’avez aucune idée sur le Front national.

    Hitler est arrivé légalement au pouvoir après la crise de 1929 et ses conséquences : pauvreté et chômage. Il n’a pas été élu mais le président de la République allemande, le maréchal Hindenburg, l'a nommé chef du gouvernement et tous les partis de droite lui ont apporté leur soutien, pour mener une politique qui visait à briser les puissantes organisations de la classe ouvrière allemande. Dès sa nomination en 1933, les nazis ouvrirent les premiers camps de concentration, pour y enfermer par milliers des militants ouvriers, communistes, socialistes, syndicalistes, tous ceux qui s'opposaient à eux. Quinze ans après la crise révolutionnaire qui avait secoué l'Europe et abouti à la naissance de l'URSS, le Alliés ne voyaient pas d'un mauvais œil l'instauration d'un régime qui avait brisé les organisations de la classe ouvrière allemande. Ce ne fut que lorsque l'invasion de la Pologne montra que l'expansionnisme nazi était sans limite, qu'ils se découvrirent antihitlériens. L’ultranationalisme et la xénophobie ont conduit à la Shoah. C'est cela dont il faut se souvenir et du fait que les classes possédantes sont prêtes à utiliser l’extrême-droite et les nostalgiques du nazisme pour défendre leurs privilèges. Plus près de nous, on se souvient des dictatures argentine et chilienne. La barbarie n'appartient pas qu'à un passé révolu et elle peut se parer d'autres signes que la croix gammée. Une partie de la droite conservatrice est devenue poreuse aux idées de l’extrême-droite. Ils sont prêts à gouverner ensemble.

    Pidone

     

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    Karl Kraus, Je n'ai aucune idée sur Hitler

    Version scénique établie par José Lillo
    Traduction de l’allemand par Pierre Deshusses
    Préface de Thierry Discepolo

    Marseille: Agone

    15 mars 2013, 128 pages

    • EAN13: 9782748901863
    • 10 euros


    [1] Attitude de celui/celle (caractère de ses actes, de ses idées) qui, croyant incarner la perfection morale, porte des jugements sévères sur l'attitude ou le comportement d'autrui. C’est aussi celui/celle qui, comme un Pharisien, fait montre d’une piété ostentatoire et hypocrite.

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  • Commentaires

    1
    jos
    Lundi 20 Mai 2013 à 13:38
    Précision ironique : l'ouvrage est publié chez un éditeur ou cinq salariés (sur six) n'ont eu d'autres choix que de quitter la structure fin 2012/début 2013 devant le comportement agressif, autoritaire, le harcèlement et la profonde malhonnêteté du sixième, préfacier du livre !
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