• Point de sermons à qui ne veut être sauvé....

    A la question de la littérature corse, le prix Goncourt 2012 répondait en 2009 lors d’un entretien sur le site « L’or des livres » : La question serait plus facile s’il était possible de savoir avec précision ce que signifie littérature « corse ». Il est d’ailleurs tout aussi délicat de savoir de quoi on parle quand on se réfère à la littérature « française ». S’il s’agissait d’une simple question de localisation, il n’y aurait pas de problèmes mais ce n’est bien sûr pas le cas. L’adjectif « corse » a généralement, en Corse comme sur le Continent, des connotations qui me déplaisent et qui, bien que sans rapport avec un projet littéraire, peuvent lui nuire énormément en le faisant disparaître sous des controverses idéologiques sans intérêt. Il m’est arrivé de souhaiter être Albanais ou Bouriate. D’un autre côté, je ne peux pas faire comme si la Corse n’était pas un élément constitutif de mes romans. Mais je refuse l’alternative qui consisterait soit à ne plus se référer à la Corse, soit à vouloir faire de la littérature régionale. L’idée même de littérature régionale me paraît grotesque. Tout roman naît dans une région particulière, il le faut bien, mais son monde est, en droit, celui de la littérature tout court, sans adjectif. C’est là, et là seulement, qu’il doit être jugé. Je souscris totalement aux analyses de Milan Kundera sur ce point. J’ai traduit la plupart des œuvres de Marco Biancarelli non parce qu’il est corse mais parce que la brutalité et la puissance de son style me paraissent uniques. Voici donc mon désir: que les romans soient lus pour ce qu’ils sont. Si tel était le cas, je suis certain que la littérature prendrait naturellement en compte certains écrivains corses et j’en serais ravi. Mais je crains de ne pas être exaucé avant longtemps ». Donc il faut prendre son roman « Le sermon sur la chute de Rome » pour ce qu’il est et non pas pour une littérature corse sur la réalité corse.

    FR3 Corse a diffusé un court-métrage écrit par l’auteur et réalisé par Frédéric Farrucci. « Suis-je le gardien de mon frère ?» (Programmé le 29 novembre 2012 à 0H30 par FR3 Corse). Le synopsis présente le film ainsi: Antoine tient le bar du village. Joseph, assez fruste, vit de l’élevage. L’hiver, ils chassent le sanglier et trinquent le soir avec leurs compagnons. L’été, le village se remplit. Le bar d’Antoine se transforme en endroit à la mode, fréquenté par la jeunesse. Jean-Baptiste, un jeune coq originaire du village, cherche à se mesurer à Antoine et pour le provoquer, s’en prend au naïf Joseph qui devient un sujet de moquerie. Les limites sont franchies, la tragédie se noue et éclate au petit matin…

    Jérôme Ferrari plante son récit "Le sermon sur la chute de Rome" dans le même décor des montagnes corses. Dans un village corse le vieux Marcel Antonetti, est rentré au village ruminer ses échecs. Son petit-fils Matthieu laisse au placard ses études de philo pour s’associer à son ami d’enfance Libero, lui-même étudiant en philosophie, pour reprendre le bar du village pour en faire le "meilleur des mondes possibles". Leur gérance relance l’affaire mais vire ensuite au cauchemar. Ils ne peuvent échapper à la fatalité qui condamne les hommes à voir s'effondrer les mondes qu'ils édifient. On retrouve le scénario du court-métrage comme élément tragique de la fin du monde créé par les deux héros.

    Inutile de dire que la récompense littéraire donnée à Jérôme Ferrari a réjoui les lecteurs corses (parfois peut-être un peu de façon excessive jusqu’à l’agacement). Son roman est bien écrit et l’exercice de style qui consiste à faire de très longues phrases est donc réussi pour les fans de Proust, Faulkner et autres écrivains aimant les longues périodes. Toutefois des lecteurs préfèrent l’usage de la ponctuation et de courtes phrases incisives, étant précisé qu’il s’agit finalement là de la musique des mots qui accompagne le langage. C’est la ponctuation qui donne le rythme à la phrase et évite le piège de la litanie ennuyeuse. On doit reconnaître que le contenu du roman de Jérôme Ferrari évite le piège de la litanie. Cependant l’intrique romanesque est-elle crédible ? Trouve-t-on en Corse un diplômé en philosophie ayant quitté son cursus universitaire pour reprendre un bar de village pour en faire le coin branché des montagnes corses ? Nous n’en connaissons pas. Et c’est là qu’il nous faut nous éloigner des louanges pour parler du fond corse de ce roman…

    Le prix Goncourt permet de vendre des milliers d’exemplaires. Les lauréats sont d’ailleurs le plus souvent sortis des écuries Gallimard ou Grasset.  Si un lecteur corse peut admettre qu’un bar de village soit le théâtre d’un drame et ne voir là qu’un fait divers qui aurait pu se passer ailleurs,  il n’en est pas de même chez les « pinzutti ». Il suffit de se rappeler les derniers propos du roquet de l’Express, le bien nommé Barbier qui a remis sur le tapis le gène corse de la violence. Comme cela a été le cas avec des grands classiques de la littérature française, le lectorat continental risque de ne retenir que les aspects largement négatifs dont cette violence dite culturelle illustrée par la série actuelle de règlement de comptes dont le nombre enfle régulièrement. Dans le roman, la société villageoise corse est  organisée autour d’un bar, théâtre de toutes ses turpitudes, la jeunesse corse instruite ou non  se saoule et rêve d’argent facile en faisant la bringue, la famille corse est un nœud de relations complexes… Le lecteur n’y voit qu’une Corse noire et le côté glauque des âmes. Le racisme anti-corse peut y faire son marché. Ce roman met en scène les archétypes d’une pièce de théâtre pour faire une démonstration philosophique. Il s’agit d’un roman avec une vision métaphysique du monde sans véritable réalisme. Jérôme Ferrari a voulu illustrer une vision universelle des mondes en partant du sermon de Saint Augustin. Il ne faudrait pas que, lorsqu’il s’agit de la Corse, sa visée philosophique des mondes se trompe de cible et entre dans les amalgames médiatiques entretenus notamment sur le caractère violent ou paresseux des insulaires. L’épisode du roman qui a fait l’objet d’un court-métrage met en scène cette violence et, malheureusement, comme les faits divers, pourrait alimenter les poncifs sur un prétendu atavisme corse. En outre, le berger y apparaît comme un homme fruste et frustré qui peut commettre les pires atrocités par vengeance et fierté. Nous connaissons des bergers et des bergères corses plus proches de la philosophie que les Mathieu et Libero du roman.

    Nous ne tomberons donc pas dans le tsunami des louanges inconditionnelles qui font parfois de Jérôme Ferrari le parangon de la littérature corse et son partisan  qu’il n’est pas. Il s’en défend lui-même. Le sermon sur la chute de Rome est un bon roman à lire mais il aurait pu être situé ailleurs. Dans le contexte corse actuel, il aurait même mieux valu qu’il le soit. Cela dit, nous nous réjouissons lorsque des auteurs corses obtiennent des prix en espérant que celui dont on parle ne concourt pas à l’imaginaire collectif entretenu sur les Corses par des journalistes et d’autres écrivains.

    Revenons au fil d’Ariane de ce roman philosophique. Lorsqu’on lui demande ce qu’est un monde pour lui, Jérôme Ferrari répond : Quelle est votre définition de la notion de monde ?”,  il répond: “Chez moi, elle est totalement métaphysique. C’est ma manière ­d’intégrer de la philosophie dans mes fictions sans faire de la philosophie… Ce que je tente dans le Sermon, c’est de donner une réponse de roman à la question : « Qu’est-ce qu’un monde ? J’essaie de la laisser percevoir à plusieurs niveaux, en reprenant Leibniz : dans chaque monde, il y a une infinité d’éléments. Et, dans chacun de ces éléments, il y a une infinité de mondes. Un monde, ce peut être Rome et son empire, un bar de village avec douze personnes ou le corps du grand-père hypocondriaque… Comment naît-il, croît-il, meurt-il ? J’ai vraiment pris au sérieux la phrase de Saint Augustin. Le roman est construit ainsi : il y a la naissance d’un monde, l’acmé et la chute, pour chaque personnage, et à plusieurs niveaux. J’ai fait en sorte que l’histoire évolue autour de ressorts qui ne sont absolument pas psychologiques. Le roman fonctionne selon une cohérence mécanique, une logique de cycles. C’est une mécanique aveugle, qui broie...

    Quelle réflexion, ces propos induisent-ils dans notre vraie vie ? Sortons du roman et, puisqu’il s’agit de pensée universelle, parlons de mondialisation avant de revenir à la Corse. Nous assistons à ce qui devrait être la chute du monde capitaliste, un monde qui ne veut pas mourir même s’il lui faut mettre dans la misère des milliards d’humains. Ce monde n’est pas broyé mais broie. Nous avons retenu un extrait du sermon de St augustin : « Le monde s'en va, le monde est vieux, le monde succombe, le monde est déjà haletant de vétusté, mais ne crains rien, ta jeunesse se renouvellera comme celle de l'aigle ». En Corse, le vieux monde succombera-t-il à la mondialisation et au consumérisme? Tournons notre regard vers le ciel corse pour y chercher des aigles. L’effectif de la population corse des gypaètes barbus serait de 25 à 30 individus répartis sur une dizaine de territoires. Nous avons consulté un site qui leur est dédié. Le taux de ponte et la productivité (nombre de jeunes à l’envol/couple contrôlé/an) ont diminué significativement durant la période 1981-2008. Toutefois une stabilisation de ces paramètres de la reproduction, mais à une valeur très faible, est notée depuis 1988. De jeunes gypaètes ont pris leur envol en Corse. Quistannu chì vene seranu di più… mais l’aigle n’engendre pas la colombe. Toutefois, pour citer Victor Hugo, « On pourrait reconnaître aisément cette vérité à peine entrevue par le penseur, que, depuis l'huître jusqu' à l'aigle, depuis le porc jusqu'au tigre, tous les animaux sont dans l'homme et que chacun d'eux est dans un homme. » Monsieur Marc Picq, anthropologue distingué,  ne démentira le poète puisqu’il préconise une économie darwinienne et anthropologique inspirée par ses travaux sur les singes. En Corse quel animal pourrait nous montrer la sagesse ? L’âne ? Le cochon ? La chèvre ? L’aigle têtu ? Le mouflon hautain? Muvrone altagnu contr’a altagna muvrognu ?...

    S’agissant d’économie, nous ne nous lancerons pas dans un sermon sur la chute des activités pastorales de la Corse. Toutefois, dans un monde ultralibéral et individualiste,  la vie nous apprend qu’il vaut mieux faire l’aigle que la chèvre.  D’aucuns l’ont compris de père en fils. Si nous n’y prenons garde, bientôt il n’y aura en Corse plus que des aigles et des moutons avant que des charognards viennent en bandes finir les restes du monde corse.

    Un autre auteur corse ne voit pas le qualificatif « corse » comme incompatible avec le concept « littérature » et s’est projeté en 2050 dans son dernier opus. Il a imaginé qu’il n’y aurait plus qu’un seul Corse sur l’île, le dernier. Le titre de l’ouvrage est naturellement l’Ultimu avec comme sous-titre « Populu  corsu, Hè sunatu u murtariu ? Il pose la question alors que Marcu Biancarellu a intitulé son roman  « Murtoriu ». Nous vous conseillons ces lectures plus instructives sur la Corse que le prix Goncourt.

    La lecture d’Ultimu est difficile mais prenante.Le recours au roman d’anticipation permet la mise en abyme de l’époque contemporaine surtout lorsque le travail de mémoire se fait dans un contexte politique et social imaginé. A Imiza, en 2050, les gens ne meurent plus mais disparaissent en laissant ouvertes les portes des maisons vides. Sous la domination d’un Big Brother, le monde est entré dans une ère obscure. La tribu résiduelle de ce village se compose de treize habitants âgés de 58 à 107 ans. L’entame du récit est un conseil municipal réuni pour la mise en œuvre les décrets d’une nouvelle loi organique ordonnant la translation du cimetière, c’est-à-dire sa destruction… Est-ce le dernier acte de la mort du peuple corse ? La Corse sera-t-elle en 2050 une île sans mémoire, sans passé humain? Andria Costa, l’Ultimu (le dernier) placé à titre expérimental dans une tour peuplé d’hologrammes fantomatiques, rassemble ses souvenirs, creuse sa mémoire, fouille la généalogie du mouvement de libération de la Corse. Alors qu’il est sous contrôle jusque dans ses pensées, il échappe à l’observation dans ses moments de contemplation, notamment face au bleu… entendez la couleur du ciel et de l'eau. Le bleu symbolise l'infini, le divin, le spirituel. Il invite au rêve et à l'évasion spirituelle, facultés intellectuelles perdues dans un monde soumis à la tyrannie de la raison et des sciences.

    Cette fiction d’un regard sur des fragments d’une histoire individuelle et collective est commentée par Xavier Casanova… « Chacun son fragment. Son attache. Son engagement. Son histoire. Sa vérité. Son parcours. Son destin. Sa Corse. Pour certains, protégée par la rêverie solitaire. Pour d’autres exposée dans les manigances publiques. Et pour quelques uns consommée dans les errements de l’action violente, ou exaltée dans les fastes de la délinquance réussie. La littérature de fragment sied bien à cette histoire là, qui raconte non pas la fin de l’histoire et son éclatement global, mais son ébullition diffuse, permanente et si bien partagée que tous la portent. Tant bien que mal. Envers et contre tout. Jusqu’au dernier. Comme un fardeau. Comme un flambeau. »

    On doit aussi citer le roman « Murtoriu » de Marcu Biancarellu qui aborde des thèmes voisins de ceux trouvés chez Jérôme Ferrari et Jean-Pierre Santini puisqu’il s’agit de l’état de déliquescence de l’identité et de la culture corse. Murtoriu montre la disparition de la Corse agropastorale et stigmatise la politique de l’autruche des Corses qui se raccrochent au folklore pour ne pas voir la vérité en face : le déclin de l’identité et de la langue corses. Quatrième de couverture : « Libraire intermittent et écrivain inaccompli dont la vie sentimentale est un fiasco, Marc-Antoine Cianfarani vit en reclus dans un hameau de la montagne corse d’où, réfractaire à l’attitude de ses contemporains qui, sur la côte, rivalisent de compromissions pour assouvir un matérialisme dévorant, il assiste à l’inexorable pillage d’une île livrée à toutes les formes de dénaturation. Né d’une île, la Corse, et de la langue qui s’y parle, Murtoriu convoque les forces de la subversion dans un texte flamboyant, inspiré et douloureux, et assume son droit universel à la singularité – pour que résonne à nouveau, sur cette terre, le chant perdu du monde ».

    Jean-Pierre Santini concluerait en disant : « Chacun est au commencement et à la fin, premier et dernier. Chacun porte en soi, avec soi, les paroles les rêves et les actes de la communauté humaine où il a pris racine, dont il s'est nourri et qui fait obligation de résister à l'oubli quand vient le terme du temps. ». En écho, Jérôme Ferrari termine son opus par le sermon de Saint Augustin, lequel avant de mourir revoit le regard mouillé de larmes d’une jeune femme qui«  porte devant lui témoignage de la fin, en même temps des origines, car c’est un seul et même témoignage ». On se remémore alors les dernières paroles du « Vieux» à l’agonie dans Murtoriu. Il se bat jusqu’au bout, réclamant encore de quoi écrire «comme un acte final pour triompher de la mort».Triomphe éphémère ?

    Point de sermons à qui ne veut  être sauvé ! Ce proverbe anglais serait peut-être la leçon à tirer des trois ouvrages.

    Pidone

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