• Du temps de colonies à celui des migrants

    L’historien Pascal Blanchard, spécialiste du fait colonial et des immigrations interrogé à la suite de la parution du livre « Le grand repli [1]», expliquait : «  Lorsque j’interroge des jeunes de douze/treize ans sur leur destin et leur identité, c’est une catastrophe. Ils répondent n’avoir jamais été Français – alors qu’ils sont nés en France – et qu’ils ne le seront jamais. Ils ne se disant pas davantage Algériens ou Marocains, mais s’affirment Arabes, Noirs ou Musulmans. C’est la dernière identité forte qu’ils peuvent avoir, une sorte de groupe de substitution pour se protéger, se sentir fort et protégé. Cela représente un stigmate fort dans une société en totale perte d’identité, qui s’éloigne de toute notion de vivre ensemble et, bien entendu, de tout sentiment d’être pleinement citoyen français ».

    Pour cet historien la France « n’a pas digéré son passé colonial. On se pose la question « Où découvrir l’histoire coloniale ? ». Nulle part en France ! Et pourtant ce ne sont pas les musées qui manquent. La France semble incapable de regarder  en face son histoire de nation impériale. Les peuples colonisés découvrent chacun leur propre histoire à travers celle de leurs familles ou racontée par des mouvements d’indépendance.  Amnésie collective ? Plutôt déni de l’Etat français. Cette attitude nuit à l’intégration des immigrés. Les migrants sont souvent considérés comme les descendants des « indigènes » de l’empire colonial français. L’intégration devrait passer par la connaissance de l’histoire et de la culture des migrants et réciproquement les migrants devraient apprendre à connaître celles des natifs de leur pays d’accueil. Aucun gouvernement n’a mené une véritable politique  publique d’accompagnement des primo-arrivants et de leurs enfants. C’est le laisser-faire qui a prévalu en pensant que tout allait se faire tout seul mais aussi l’immigration n’a jamais été un enjeu majeur en dehors des campagnes électorales.  Lorsque la question de l’immigration se pose, la politique divise la société avec deux pôles : d’un côté le populisme xénophobe et de l’autre l’utopie béate.

    Pierre Blanchard insiste sur le rôle de l’éducation comme arme majeure et ultime pour construire un destin commun. Dans les connaissances à acquérir, l’histoire devrait tenir toute sa place. Les politiques le savent. Il suffit de citer le négationnisme de l’Etat turc en ce qui concerne le génocide arménien. Une nation démocratique ne peut se créer durablement sur le négationnisme. Des autocrates ont voulu constituer des nations sur des mensonges historiques. En France, l’étude de l’histoire devrait laisser une plus grande part à l’histoire de chacun mais aussi celle de leurs ancêtres. Les jeunes d’origine africaine ou antillaise connaissent-ils les députés comme Hégésippe Jean Légitimus et Blaise Diagme ? Les jeunes Maghrébins connaissent-ils les sportifs Larbi Ben Barek ou Boughèra El Ouafi ? Et toutes celles et ceux qui se sont battus pour la France, comme l'émir Khaled ou l’aviateur vietnamien Do Hûu VI ?

    Le Front national (de façon plus générale l’extrême-droite) mais aussi une partie de la droite ont choisi le populisme en considérant l’autre comme un danger individuel et collectif, quand il n’est pas traité comme inférieur.

    Cette politique est responsable du repli identitaire des communautés réelles ou imaginaires. La responsabilité est aussi chez ceux qui ont laissé croire aux migrants que le « vivre ensemble » les dispenser de mieux connaître le pays d'accueil et de respecter des règles comme celle de la laïcité. Si l’on n’a pas ou mal  appris aux natifs à vivre avec le migrant de religion musulmane et d’une autre culture, l’inverse est tout aussi néfaste. Le « vivre ensemble » passe par une reconnaissance mutuelle et dans reconnaissance, il y a le mot « connaissance ». L’effort d’acceptation doit être accompagné par un effort d’intégration. Lorsque l’on dit intégration, ce n’est pas l’assimilation. Il s’agit d’une intégration citoyenne. Il ne s’agit pas de créer du semblable. Pour Émile Durkheim, l’intégration est une propriété de la société elle-même. Plus les relations internes à la société sont intenses, plus la société en question est intégrée. L’intégration s’oppose ici à l’anomie, qui signifie la désorganisation sociale et la désorientation des conduites individuelles produites par l’absence de règles et de contraintes sociales. Les mots ont leur importance.

    Si la France a inventé la « société diverse », elle devrait revisiter son histoire et développer une véritable politique d’immigration. L’Europe est face au problème des migrants venus de Syrie, d’Irak et d’ailleurs via la Turquie. La France a mal géré l’immigration dans le passé et se retrouve entre migrants et terroristes.

    Les militaires français sont envoyés au Mali, au Niger, en Syrie, en Irak… au nom du devoir d’ingérence et en vertu de traités d’assistance. Ces menées guerrières sont perçues par certains comme néocoloniales et affairistes, même si l’Etat s’en défend. Les positions à l’international prises par la France ne font pas l’unanimité dans des conflits comme celui d’Israël et de la Palestine, pour donner un seul exemple. Le passé colonialiste non assumé et la politique étrangère de la France sont causes de fractures sociales.

    Pourquoi chaque peuple doit assumer son histoire ? Lorsqu’un crime est commis et que l’auteur est arrêté, on nous raconte qu’il doit être condamné pour que la famille de la victime fasse son deuil. Ce que l’on applique à l’individu dans nos sociétés dites civilisées, on l’oublie lorsque la victime est tout un peuple. C’est le cas des génocides non reconnus par les génocidaires: la communauté internationale fait silence pour des raisons géopolitiques et économiques, mais aussi parce que des pays n’assument pas leur propre histoire coloniale. C’est la meilleure façon d’entretenir les haines. Dénoncer une prétendue auto-flagellation et la repentance culturelle de la France  empêchent la réflexion sur son histoire coloniale. D’aucuns ont moqué les lois mémorielles qui sont pourtant l’occasion de débats publics avec la participation d’historiens et de politiques. Ils préfèrent l’omerta qui perpétue les conflits. D’autres choisissent de s’arranger avec l’Histoire en la déformant de façon mensongère. Leurs propos ne sont jamais loin du racisme et de la xénophobie.

    Aujourd’hui nous sommes le 8 mai. Lorsque la France en liesse fête la fin du nazisme, le 8 mai 1945 en Algérie, une manifestation tourne au drame. A l’appel du PPA (Parti du peuple algérien), tirailleurs algériens à peine rentrés chez eux et population veulent rendre hommage aux leurs tombés durant la Seconde Guerre mondiale. Dans le cortège, parmi les drapeaux alliés et français, pointent des drapeaux algériens. Ordre est donné de tirer sur leurs porteurs. A Sétif, Guelma et Kherrata, la répression se poursuit pendant des semaines, faisant des dizaines de milliers de morts. Faut-il passer cela sous silence pour ne pas s’auto-flageller ? La posture politique sur la grandeur de la France dispenserait-elle d’une réflexion sur la morale de cette épisode de la guerre d’Algérie qui a peut-être déterminé la suite sanglante ?

     

     

    Le « tout politique » l’a emporté sur le « tout moral » abandonné à des ONG, avec leurs poids lourds  qui accompagnent des contingents devenus militaro-humanitaires.  Ces ONG sont apparues sur fond de crise de l’Etat-providence et toutes ne remplissent pas l’objet social affiché. Se posent toujours les questions de l’honnêteté de chacune d’elle et de leurs arcanes. Servent-elles, pour certaines, à des ambitions personnelles ou à des lobbies ? Sont-elles toujours désintéressées ? Leur existence n’est-elle pas l’aveu de l’hypocrisie des Etats ?

    L’interventionnisme à visage humanitaire est en train de montrer ses limites avec ce que l’on appelle la crise des migrants, l’hypocrisie des Etats européens pour faire face et l’exploitation politique qui en est faite notamment par la Turquie. La politique ne semble plus à même de fournir des réponses aux  au besoin d’utilité sociale dans la société.

    La France de Napoléon III a joué un rôle important dans les conférences diplomatiques qui donnèrent le jour au Droit humanitaire dont la Croix-Rouge est le mandataire international. Contrairement aux autres démocraties fondatrices, la France n’a vu se développer un mouvement humanitaire autonome que dans le dernier quart du Vingtième siècle. L’humanitaire a été longtemps considéré comme une disposition intellectuelle plus qu’une action. Ce mot renvoyait à l’humanisme,  la bienveillance  envers l’humanité prise comme un tout et la confiance dans la capacité de celle-ci à s’améliorer. L’action humanitaire de la France était à la charge de l’Etat et de l’église. Sœurs de la charité, assistantes sociales, missionnaires et médecins militaires dans les colonies. Elle était donc un accompagnement du colonialisme et de l’évangélisation. Le mouvement humanitaire privé ne s’est développé qu’après la décolonisation, aux détours de la guerre du Biafra.

    On mesure l’importance de l’histoire coloniale de la France et la nécessité de libérer la parole sur toute cette période, pas seulement au niveau des organisations humanitaires, devenues des acteurs sociaux, mais aussi à l’occasion des débats politiques. En Corse et dans d’autres territoires français, le débat a été ouvert par des mouvements autonomistes et indépendantistes. Leur premier combat a été de se rapproprier une histoire occultée en même temps qu’une culture et une langue.  En ce qui concerne les territoires qui ont obtenu leur indépendance (après des périodes de répression et conflits armé), trop de tabous et de rancœurs empêchent de libérer la parole des uns et des autres. De  ces territoires, sont originaires la plupart des migrants venus s’installer en France. Ils sont Français. Certains viennent du Maghreb et d’autres de cette région que l’on appelle encore la Françafrique. Leur Histoire collective a eu ses périodes dont certaines coloniales ont été communes avec la France. Leur histoire personnelle se déroule maintenant en France et, parfois entre la France et leur pays d’origine, lorsqu’ils ont la double nationalité. Leur généalogie n’est pas française. Comme beaucoup de Français, ils n’ont pas d’origine gauloise. Cependant, chacun doit connaître et assumer sa part de l’Histoire commune pour envisager un destin commun : les natifs comme les migrants.

    Chanter « Au bon vieux temps béni des colonies »  et parler des bienfaits du colonialisme ne sont pas des comportements raisonnés, raisonnables et responsables. Dans leurs colonies, les Espagnols commençaient par bâtir une église, les Anglais une taverne et les Français un fort, a écrit Châteaubriand. Aujourd’hui des migrants musulmans commencent par une mosquée, puis un restaurant Hallal. Ils n’ont pas construit de fort mais il existe des forteresses communautaires dont le mur virtuel empêche le « vivre ensemble ». La xénophobie, le racisme et l’islamisme ne sont pas les bonnes réponses à la crise identitaire. A chacun de faire un pas vers l’autre. A chacun de respecter l’autre. Toutefois c’est à l’Etat de créer les conditions du « vivre ensemble » sans démagogie et sans arrière-pensée électorale, mais aussi sans intention d’assimiler par la contrainte. L’action de l’Etat doit se faire dans le respect des libertés individuelles.  L’intégration passe d’abord par l’éducation. Ensuite, chacun doit trouver sa place dans une société qui ne laisse personne sur son bas côté. Au colonialisme des puissances impériales s’est substitué, dans les nouvelles nations, un « colonialisme interne » dans lequel les classes dominantes jouent le même rôle. Il est encouragé par les anciennes puissances coloniales qui y gardent leurs intérêts économiques. C’est de ces nations que vient une partie de ceux que l’on nomme les  migrants économiques avec leurs ressentiments contre l’Etat de leur pays d’origine et le néocolonialisme.

    Chacun a une histoire personnelle et une généalogie mais, malgré les causes objectives de l’émigration et les responsabilités,  elles ne doivent pas être un obstacle à l’histoire commune contemporaine. On peut conserver sa culture et sa religion d’origine mais vouloir l’imposer à tous et de partout est un comportement agressif qui peut être lourd de conséquences. La « laïcité » dans l’espace public est la seule garantie notamment contre les intégrismes qui menacent la cohésion sociale et servent de prétexte à la xénophobie et au racisme.

    Il est plus que temps de se poser la question : « Comment en est-on arrivé là ?» Nous ne sommes plus au temps des colonies, mais certains ont la nostalgie de cet  ordre impérial, revendiqué comme l’idéal d’une « France blanche ». Le mythe du « grand remplacement » va de pair désormais avec le fantasme du «grand départ » des immigrés issus des pays non européens et de leurs enfants. Nous en sommes là ! Il est grand temps de réagir et d’ouvrir des débats sur les moyens à mettre en œuvre pour éviter les dérives xénophobes et racistes qui se nourrissent d’autres dérives communautaires et religieuses.

    Paul Capibianchi

     


    [1]
    Ce livre est d’abord une réaction au processus qui mène la France au bord de l’abîme, sur fond d’angoisses identitaires et de nostalgie de grandeur. Comment en est-on arrivé là ? À cette fragmentation de la société, à ces tensions intercommunautaires, au ressac effrayant de l’antisémitisme, du rejet de l’islam et de la haine de soi ? Comment en est-on arrivé à une logique de repli généralisée ? Comment la France a-t-elle pu céder en quelques années à la hantise d’un ennemi intérieur et au rejet de l’immigration ? Comment expliquer les blocages de la mémoire collective sur la colonisation ou l’esclavage ? Certes, nous ne sommes plus au « bon temps des colonies », mais certains ont la nostalgie de cet « ordre impérial », revendiqué comme l’idéal d’une « France blanche ». Et le mythe du « grand remplacement » va de pair désormais avec le fantasme du « grand départ » des immigrés issus des pays non européens et de leurs enfants. Nous en sommes là ! Il est grand temps de réagir.

     

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